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Cour européenne des droits de l'homme, Grande Chambre, Demir et Baykara c. Turquie, 12 novembre 2008, Requête n° 34503/97

Cours:
Cour européenne des droits de l’homme
Sujet:
Liberté syndicale , Négociation collective
Type d’utilisation du droit international:
Interprétation du droit européen des droits de l’homme à la lumière du droit international
Type d’instruments utilisés:

Conventions de l’OIT;1 travaux des organes de contrôle internationaux2

Liberté syndicale/ droit à la négociation collective/ Interprétation de la Convention européenne des droits de l'Homme à la lumière du droit international/ Référence au droit international pour renforcer la solution fondée sur la Convention européenne des droits de l'Homme

Un syndicat, créé en Turquie en 1990 par des fonctionnaires municipaux, avait conclu une convention collective avec une commune. Celle-ci n’ayant pas rempli ses obligations à l’égard de ce texte, le syndicat avait saisi le Tribunal de Grande Instance. Le jugement de cette juridiction, qui avait accueilli la demande du syndicat, avait été censuré par la Cour de cassation, laquelle avait dénié au syndicat le droit de négociation collective avec une commune.

À la suite de cette décision, la Cour des Comptes avait ordonné aux membres du syndicat de rembourser le surplus de revenus perçus en application de cette convention collective annulée. Des maires, qui avaient conclus de tels accords collectifs, avaient été poursuivis au pénal et au civil pour abus de pouvoir.

La Cour Européenne des droits de l'Homme a été saisie par un membre du syndicat et par sa Présidente. Après un premier arrêt, ayant conclu à une violation de l'article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, l'affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour à la demande du gouvernement de la République turque, qui fit alors valoir que la Cour ne pouvait, même par voie d’interprétation, lui opposer d'autres traités internationaux que la Convention européenne des droits de l'Homme. Une telle argumentation a été rejetée par la Grande Chambre.

Expliquant ses méthodes d’interprétation, la Grande Chambre a rappelé que les dispositions de la Convention européenne des droits de l'Homme pouvaient s’interpréter à la lumière des traités internationaux applicables en la matière, mais aussi au regard de règles pertinentes du droit international considérées comme des «  principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées », ou comme des « principes établis par des textes à portée universelle » ou des « normes internationalement acceptées ». Elle a précisé que, dans la recherche de dénominateurs communs parmi les normes de droit international, elle ne distingue pas entre les sources de droit, selon qu'elles aient été, ou non, signées et ratifiées par le gouvernement défendeur.

Mettant en œuvre ces principes en ce qui concerne le droit des fonctionnaires municipaux de fonder des syndicats, la Cour, pour interpréter l'article 11 de la convention, s’est référée à la convention n° 87 de l’OIT sur la liberté syndicale. Elle s’est également appuyée sur l’avis de la Commission d’experts de l’OIT sur l'application des conventions et des recommandations, qui, dans ses observations rédigées à l'attention du gouvernement turc, a estimé que la seule exception au droit syndical envisagée par la convention n° 87 concernait les membres des forces armées et de la police et non les autres membres de l’Administration.3 La Cour a aussi eu recours aux décisions du Comité de la liberté syndicale du conseil d’administration du BIT en ce qui concerne les fonctionnaires municipaux4. Elle a déduit de l’ensemble de ces éléments que les restrictions posées par l'article 11§2 de la Convention européenne des droits de l’Homme appelaient une interprétation stricte, les fonctionnaires municipaux ne pouvant être assimilés à des membres de l’Administration de l'État et voir ainsi limiter leur droit de s'organiser et de former des syndicats.

Sur la question de l’annulation rétroactive de la convention collective par l'effet de l'arrêt de la Cour de cassation, la Cour s’est fondée sur la convention n° 98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Elle a observé que, si cette convention, comme indiqué dans son article 6, ne traite pas de la situation des fonctionnaires publics, la Commission d’experts de l’OIT a interprété cette disposition comme excluant uniquement les fonctionnaires dont les activités sont propres à l’administration de l'État. À la lumière de ces éléments mais aussi de la convention n° 151 de l’OIT, la Cour a estimé que sa jurisprudence, selon laquelle le droit de négocier et de conclure des conventions collectives ne constituait pas un élément inhérent à l’article 11, devait être revue de manière à tenir compte de l’évolution perceptible tant en droit international que dans les systèmes juridiques nationaux.

Se fondant ainsi sur les conventions n° 87, 98, et 151 de l’OIT ainsi que sur les instruments élaborés par les organes de contrôle de l’OIT, la Cour a dit qu’il y avait violation de l'article 11 de la convention européenne des droits de l’Homme, d’une part,  à raison de l’ingérence dont les fonctionnaires municipaux avaient été victimes dans l’exercice de leur droit de fonder des syndicats, d’autre part, à raison de l’annulation rétroactive de la convention collective conclue par le syndicat à l’issue de négociations collectives avec l’administration.


1 Convention (n° 87) de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948 (ratifiée par la Turquie le 12 juillet 1993); convention (n° 98) de l’OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949 (ratifiée par la Turquie le 23 janvier 1952); convention (n° 151) de l’OIT sur les relations de travail dans la Fonction Publique, 1978 (ratifiée par la Turquie le 12 juillet 1993). La Cour européenne des droits de l'homme a fait également référence à d'autres instruments internationaux ratifiés par la Turquie comme la Charte sociale européenne, le Pacte International relatif aux droits civils et politiques, 1966, et le Pacte International relatif aux droits économiques sociaux et culturels, 1966.

2 Commission d’experts pour l’application des conventions et des recommandations de l’OIT; Comité de la liberté syndicale de l’OIT.

3 Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT: observation concernant l’application de la convention n° 87 par la Turquie, publiée en 2005.

4 BIT, La liberté syndicale, Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d'Administration du BIT, quatrième édition (révisée), (Genève, 1996), paragraphe 217. Dans la version actualisée dudit Recueil (cinquième édition (révisée), 2006) voir paragraphe 230.

Texte intégral de la décision